Les Cicatrices du Silence

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Cet écrit a été rédigé par Gustavo, et se trouve sur la nouvelle Esperia.


Préambule : La guerre ne s’éteint pas quand les lames se reposent. Elle s’insinue dans les chairs et dans l’âme comme un poison que rien ne purifie. Elle se glisse dans les silences des repas, dans le regard d’un homme qui fixe le vide, dans le tremblement de ses mains lorsqu’il croit être seul. Les batailles passent, les royaumes tombent ou s’élèvent, mais les cicatrices qu’elles laissent derrière elles ne se dissipent jamais. On croit qu’il suffit de survivre pour être sauvé. Mais survivre, ce n’est pas vivre. Les vivants portent des ombres que les morts ont laissées derrière eux. J’ai appris à tailler la pierre, à cuire les mets, à bâtir de mes mains. Pourtant, aucune de ces œuvres n’a su effacer les blessures invisibles que je porte. Car si mes cicatrices sur la gorge parlent de sang et d’acier, les autres, plus profondes, ne trouvent pas de langue pour se dire. Elles demeurent dans le silence. C’est ce silence que je couche aujourd’hui sur ces pages.








Chapitre I – La première fracture















Les chaînes vinrent à moi dans le sang de mes parents. Les créanciers ne se contentèrent pas de leur arracher ce qu’ils devaient : ils les tuèrent, me laissant seul au monde. J’essayai de survivre, avec mes moyens modestes, mais ils me retrouvèrent. Ils me battirent jusqu’à m’écraser, dépouillèrent ce que je possédais, puis me prirent ce qu’il me restait : ma liberté. On me conduisit à Esperia. Là, je fus vendu et acheté par Sire Alvizé Negocielli. Contrairement à tant d’autres, il ne nous traitait pas avec cruauté : nous restions des esclaves, mais il nous encadra avec une forme de justice, veilla à ce que nous soyons nourris et employés avec dignité. Sous son autorité, la servitude n’effaçait pas totalement l’humanité. C’est là que je rencontrai Daranos. Comme moi, il avait été acheté par Alvizé. Nous partagions le même joug, et de cette adversité naquit une fraternité solide, rude mais sincère. Quand je fus affranchi, je restai proche de lui. Peu après, Alvizé fonda la Maisonnée Negocielli, et il nous y fit entrer, Daranos et moi. Ce fut un lien durable, né de la reconnaissance et de la confiance. Pourtant, je ne pouvais me contenter de ce répit. Ma vie n’allait pas s’éteindre dans la seule gratitude : il me fallait un but plus grand. C’est par Daranos que je rencontrai Isaak, puis Anja. Lui, la voix claire du Mésange Chanteur, elle, l’épée ardente qu’on appelait la Douce autant que la Brave. Ils me parlèrent de liberté, de lutte contre Lothaire, l’usurpateur qui venait d’abattre la régente Kyria. Ils ne promirent pas la victoire : seulement le choix d’essayer. Je ne fus pas contraint. J’acceptai. Parce qu’il valait mieux risquer sa vie debout que la laisser s’éteindre à genoux. Ainsi naquit pour moi l’Onde, ce souffle fragile mais tenace qui faisait trembler un trône.

Il est des instants où un peuple entier semble retenir son souffle. Ce fut le cas lorsque la nouvelle de la mort d’Anja nous parvint. Elle qui portait en elle la chaleur d’une flamme et la fermeté d’un roc, elle qui veillait sur Mjöll comme sur un frère, s’était dressée face à Lothaire sans trembler. Son courage fut égal à sa fidélité, mais le destin, ce soir-là, choisit de nous l’arracher. Sa chute fut un coup porté non seulement à nos rangs, mais à nos âmes. Puis ce fut Isaak. Sa voix, claire comme le chant d’une mésange au matin, nous avait guidés dans les heures sombres. Il portait nos doutes, nos colères, et les transformait en espérance. Mais même les voix les plus pures se brisent lorsqu’elles se heurtent au fer et au feu. Isaak affronta ses ennemis avec la dignité des hommes qui savent qu’ils marchent vers leur fin. Il blessa, il marqua, il résista — mais il tomba, et avec lui s’éteignit ce chant qui avait bercé l’Onde. Après eux, le silence. Un silence plus lourd que la mort, car il n’était pas seulement l’absence de deux êtres chers : il était l’absence de guides, de repères, d’avenir. Nous étions là, encore debout, mais sans voix pour nous porter. Alors, dans cette obscurité, il fallut chercher à tenir malgré tout. Je me revois aux côtés d’Askoli, dont la détermination semblait faite de fer, de Daranos, brûlant d’un feu intérieur, de Rumi, dernière flamme de sa lignée, et de Coralie, fragile mais dont la simple présence empêchait nos cœurs de s’éteindre. Quant à moi, je ne savais quelle place prendre. Mes mains savaient tailler la pierre et cuisiner le feu, mais elles tremblaient lorsqu’il s’agissait de reconstruire ce que la mort venait de briser. Ainsi commença notre errance. Nous n’étions plus l’Onde, mais les échos dispersés d’une vague trop tôt retombée. Et pourtant, même dans le silence qui suivit Anja et Isaak, je sentais une certitude discrète : tant que nous serions là pour nous souvenir, leur voix ne s’éteindrait pas tout à fait.










Chapitre II – Le brasier final












Nous n’étions plus que cinq. Je marchais aux côtés de Daranos, de Mjöll, d’Askoli et de Rumi. Cinq silhouettes avancées dans la nuit, cinq souffles mêlés sous les arbres silencieux. Chacun portait dans ses yeux la même certitude : nous n’avions plus rien à perdre, si ce n’est l’honneur de rester debout. Le plan était simple — atteindre le manoir où se terraient Gaya et quelques Qadjarides enemies, frapper vite, puis disparaître. Mais les plans se brisent toujours face au poids du réel. La porte du manoir était close, impénétrable. Askoli l’a éventrée d’un coup, et nous nous sommes engouffrés dans l’ombre des couloirs. Le manoir était vaste, démesuré, un labyrinthe de pierres et de portes closes. Nous avancions à tâtons, chaque pas résonnant, mais jamais nous n’aperçûmes la silhouette de ceux que nous cherchions. Les torches vacillaient, les escaliers se multipliaient, et bientôt nous comprîmes que nous étions perdus dans leur repaire, incapables de parvenir jusqu’à eux. Des carreaux d’arbalète sifflèrent alors depuis les galeries, nous contraignant à battre en retraite. Nous avons fui avec prudence, courbés sous les ombres, le souffle suspendu à chaque sifflement mortel. Mais la forêt elle-même nous a trahis. Là, dans l’ombre des troncs serrés, l’étau s’est refermé. J’ai vu les torches s’approcher, j’ai entendu les voix se mêler au craquement des branches. Lothaire menait la traque. Avec lui, Fardan, Sire Jonäas Liikanen, le commandant de la garde d’Esperia, Zahara et Gaya. Bientôt, il n’y eut plus de fuite possible. Nous étions pris.

Le premier choc a éclaté comme un orage. Les lames se sont croisées, les cris ont jailli. Dès les premiers instants, Fardan et Sire Jonäas Liikanen se sont retournés contre Lothaire. Leur trahison a semé le désordre, et la bataille a éclaté dans une confusion totale. Le fer frappait le fer, les corps tombaient, et la forêt résonnait de nos souffles brisés. Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu ensuite. Devant moi, Zahara s’est rué sur Mjöll. Son geste fut rapide, sec : elle lui trancha la gorge comme on abat une branche. Le sang jaillit, et mon cœur s’arrêta. Une rage muette m’a saisi. Je me suis jeté sur elle, mes mains autour de son cou, mes doigts serrés avec une force que je ne me connaissais pas. Je la sentais faiblir, se débattre de moins en moins. Mon souffle grondait dans mes tempes. J’étais prêt à franchir la limite, à l’étrangler de mes propres mains. C’est Rumi qui m’a retenu d’aller trop loin. Sa lame s’est abattue sur Zahara, et le choc a brisé ce qui restait d’elle. Elle s’effondra à mes pieds. J’ai vacillé, partagé entre la fureur et le vertige de ce que j’avais failli accomplir. Un peu plus loin, Askoli faisait face à Gaya. Leur duel dura ce qui me sembla une éternité. Leurs épées se heurtaient avec une intensité implacable, chaque coup résonnant comme un tonnerre. Je voyais leurs ombres tournoyer entre les troncs, deux forces égales liées dans une lutte qui ne pouvait s’achever qu’avec la mort de l’un des deux. Et ce fut Gaya qui tomba. Le coup d’Askoli fut si brutal que je détournai presque les yeux, incapable de soutenir cette vision brutale de son crâne écrasé. Alors il ne resta plus que Lothaire. Son ombre dominait encore, froide et terrible. Nous savions que tout se jouerait là. Je fus le premier à m’élancer, mais sa force m’écrasa. Il me saisit avec une aisance glaciale, et sa lame effleura ma gorge, deux fois, traçant sur ma peau des brûlures de feu. Le souffle me manqua. Ses mains se refermèrent, et je sentis la vie s’échapper de moi. Eunomia surgit alors, se dressant entre nous. Dans le tumulte, Fardan et Sire Jonäas Liikanen, déjà insurgés, contenaient les assauts des derniers fidèles. Le cercle se refermait. Et c’est Sire Liikanen qui porta le coup fatal. Sa lame transperça la bouche de Lothaire, et le sang jaillit, m’ensevelissant comme une pluie brûlante.

Je demeurai figé. Tremblant. Couvert de sang. La forêt s’était tue, comme si elle retenait son souffle devant l’horreur de ce qui venait de s’accomplir. Je ne sentais plus mes mains. Je ne savais plus qui j’étais, ni pourquoi j’avais survécu. Alors Coralie vint. Elle posa ses bras autour de moi, doucement, comme une sœur qui rappelle à la vie un frère perdu. Dans cette étreinte, fragile mais ferme, je retrouvai un souffle, puis un autre. Le Brasier final s’éteignait. Mais en moi, il laissait des cendres qui ne cesseraient jamais de brûler.












Chapitre III – Le poids du silence













Le tumulte s’est éteint. Les cris, les coups, le fracas des lames appartiennent déjà au passé. Mais en moi, ils continuent de résonner. La guerre ne finit pas quand les hommes tombent, ni quand le sang sèche sur la terre. Elle se prolonge dans la mémoire de ceux qui survivent. Et moi, je survis. Depuis cette nuit, je ferme les yeux et je vois encore Mjöll s’effondrer, sa gorge ouverte par la main de Zahara. Je revois Gaya terrassée par Askoli, son corps disloqué sous la force d’un coup trop violent pour être oublié. Je sens encore le sang de Lothaire couler sur mon visage, chaud, poisseux, comme s’il voulait me marquer pour l’éternité. Chaque image revient, imprévisible, comme une lame tirée dans le silence. Je n’entends plus les chants d’Isaak. Je n’aperçois plus le regard brûlant d’Anja. Leur voix me manque plus que la victoire que nous avons arrachée. Car que vaut une victoire quand elle ne laisse derrière elle que ruines et fantômes ?

Un soir, épuisé par mes propres cauchemars, mes pas me menèrent jusqu’à la Maison de Charité. La fatigue me rongeait, mes traits se creusaient, et chaque souffle me semblait plus lourd que le précédent. Je n’avais pas cherché ce lieu pour prier, ni même pour confesser mes fautes. J’espérais seulement y trouver un peu de silence, une chambre nue où je pourrais poser mon corps et, peut-être, mon esprit. C’est le frère Richard qui m’accueillit. Son regard ne me pressait pas, il n’exigeait rien de moi, et c’est sans doute pour cela que mes lèvres se sont ouvertes. J’ai parlé — d’abord à mots hésitants, puis comme on rompt une digue. Les souvenirs sont sortis bruts, tranchants, portés par une voix que je ne reconnaissais plus. J’ai évoqué Mjöll, le geste froid de Zahara, mes mains autour de son cou, la folie passagère qui m’avait consumé. J’ai décrit Gaya, sa lutte implacable contre Askoli, et l’horreur de sa chute. J’ai dit enfin Lothaire, son souffle sur mon visage, la morsure de sa lame à ma gorge, le sang qui m’avait englouti. Je n’avais jamais mis ces choses en mots. Richard ne répondit presque pas. Il se contenta de m’écouter, comme on recueille une eau sombre dans un vase sans fond. Quand je me tus, je crus m’être allégé. Mais cette illusion ne dura qu’un instant. La nuit qui suivit fut terrible. À force d’avoir réveillé ces souvenirs en les livrant à voix haute, je les vis revenir avec plus de force encore. Les images se succédaient sans répit : Mjöll qui s’effondre, Zahara qui suffoque sous mes doigts, le regard de Gaya brisé, le corps de Lothaire s’écroulant dans un flot de sang. Je me relevais sans cesse, trempé de sueur, le cœur battant comme si la bataille n’avait jamais cessé. Ce que je croyais avoir expulsé ne faisait que s’ancrer plus profondément en moi.

Ainsi, confier mes blessures n’a pas suffi à les apaiser. Mais peut-être était-ce un premier pas. Car regarder mes cicatrices en face, les nommer, les reconnaître, c’est déjà leur arracher une part de leur pouvoir. Je ne sais pas si je suis encore l’homme que j’étais avant l’Onde. Peut-être ne le serai-je jamais. Mais je sais que je dois avancer, pas après pas, comme on sculpte une pierre récalcitrante : lentement, patiemment, sans renoncer. Mes cicatrices sont là, sur ma peau, dans mon esprit. Elles ne disparaîtront pas. Mais elles ne sont plus seulement le signe d’une douleur : elles sont aussi le témoignage de ma survie. Et tant que mes mains donneront forme à la pierre ou révéleront, dans la cuisine, la saveur du feu et des épices, je ne serai pas totalement vaincu. Car dans le silence, malgré tout, une vie nouvelle peut naître.









Epilogue






Il est des rencontres qui ne changent pas le cours d’une vie, mais qui offrent, l’espace d’une nuit, un répit que même les victoires n’apportent pas. Après tant de sang, tant de cris, je découvris qu’il existe des silences moins lourds que d’autres : des silences partagés, où deux âmes cabossées se reconnaissent. Ce soir-là, ce fut Xynabéllis. Nous avions quitté ensemble l’air épais de la taverne, emportant encore la chaleur des rires et l’amertume de la bière. Dans la plaine de Brumaire, sous la lune pâle, ses confidences coulèrent comme une eau longtemps retenue. Elle parla de son destin imposé, des colères étouffées, de ses désirs étouffés par les chaînes. Je n’avais pas de réponses à lui donner, mais je lui offris ce que je pouvais : une écoute sincère, une présence, un silence qui pesait moins lourd que celui de ses secrets. Alors, sans que nous l’ayons vraiment voulu, la distance s’effaça. Nos voix s’adoucirent, nos gestes devinrent plus proches, et nos regards se prolongèrent plus qu’ils n’auraient dû. Nos lèvres s’approchèrent, un souffle de trop, puis elle détourna la tête. Pourtant, elle resta contre moi. Ses larmes jaillirent, et je les accueillis. Pour la réconforter, j’ouvris à mon tour une brèche dans mon propre passé : mes pertes, mes regrets, mes failles. Non pour me plaindre, mais pour lui tendre ce miroir fragile où elle pouvait se reconnaître. Nous nous sommes endormis ainsi, l’un contre l’autre, bercés par la fatigue et par une confiance naissante. Quand le froid de la nuit nous réveilla, nous avons repris ensemble le chemin de la ville. À pas lents, prudents, nous avons traversé les plaines noires jusqu’aux portes d’Esperia. Là, nous nous sommes séparés, sans éclat, mais avec la certitude d’avoir partagé quelque chose qui ne s’effacerait pas. Et je sus alors que mes cicatrices, si elles m’avaient isolé, pouvaient aussi me rapprocher. Qu’au-delà des guerres et des fantômes, il existe encore des instants où l’homme peut se sentir moins seul.







« Mes cicatrices portent le poids de mes pertes, mais elles témoignent aussi que je suis resté vivant ; et dans ce silence qui ne s’efface jamais, je découvre encore, dans le souffle d’une autre âme, ce qu’il me reste à protéger. »

-Gus.